Le Froid

Février 2019



Debout dans les marches d’un train en mouvement, un homme attend dans le froid hivernal. La gare de McMasterville, une petite ville urbaine Québécoise, n’est plus bien loin. Dans le passage entre les wagons, le train cause un vacarme rythmique. Le regard de l’homme est bien loin. Plus loin que la vitre devant lui, plus loin que les petits commerces sur le bord de la route, plus loin même que les champs qui s’étendent – invisible - pendant des kilomètres. Le regard de l’homme est perdu dans les étoiles – dans leur scintillement apaisant.

Une lumière éblouissante envahit soudainement l’espace derrière l’homme, arrachant les étoiles de vue et les remplaçant par une réflexion pâle d’un passage gris. L’homme protège rapidement ses yeux du revers de la main, face tendue. Un claquement de porte de fait entendre, suivi d’un rire féminin.

À travers les espaces entre ses doigts, l’homme devine une jeune dame – accotée sur la porte ouverte du train. Cheveux noirs, petites lèvres, grands yeux foncés. L’homme se détend les épaules, il soupir et détourne le regard un instant. La dame est accompagnée d’un grand mince. Ils rigolent ensemble, leurs nez se touchent. Le mince essaie de parler, et doit crier pour se faire entendre. L’homme est capable d’en discerner quelques mots.

- ...et alors, t’es d’accord pour en fin de semaine?

Un silence. La dame perd son sourire, recul d’un pas. Le mince se rapproche et continue.

- ...à trois, c’est encore mieux qu’à deux...Joey est gentil...t’as quand même dit que t’allais essayer!

Plissant les yeux, la dame pointe son doigt dans la face du mince.

- François, je t’ai déjà dit non!

Le mince, François, étire son bras.

- Marie...

La dame recule, se retourne et entre dans le wagon. Le mince ne la suit pas. Il enlève sa tuque, passe ses doigts dans ses cheveux courts, émet un sacre. Il reste ainsi un long moment. L’homme, sourcils froncés, observe encore le tout, inaperçu.

Une sonnerie se fait entendre, et le mince sort rapidement son cellulaire de sa poche. Soudainement alerte, il balaye du regard l’intérieur du train. Satisfait, il ferme la porte du passage – la noirceur revient.

Dans les marches, le regard de l’homme rencontre encore une fois le ciel noir.

- ...elle a dit non...

Tranquillement, les yeux de l’homme s’adaptent à la lumière. Il observe quelques étoiles au-dessus de lui.

- ...bien non, check...Joey, ta gueule un instant, ok? Écoutes-moi!

Des milliers d’étoiles sont maintenant visibles à l’homme dans le ciel.

- ...bon...même si elle veut pas, c’est pas grave, on aura quand même notre fun…mon chum m’a donné une produit spéciale qui s’occupera de tout...

L’homme regarde encore les étoiles, mais ne les remarque plus. Tendu, il écoute attentivement.

- ...bien non, pas comme ça…on le met dans son drink quand elle regarde pas...eeeehh, je savais que tu serais down!

Les mains de l’homme se mettent à trembler. Tournant les talons, il agripe la rampe et se propulse d’un coup en haut des marches. Là, il s’immobilise. Toujours souriant, le mince lève sa tête. L’homme le poignarde d’un regard rempli de dégoût. Le sourire du mince se dégrade, il plisse des yeux. Les deux s’affrontent du regard dans la pénombre. Une toute petite voix sort du cellulaire. Elle essaie d’attirer l’attention du mince. Sans détourner le regard, le mince ramène tranquillement son pouce devant son cellulaire. Au relenti, il appuie sur le bouton pour fermer l’appel. Les deux hommes ne bougent pas, se dévisagent.

Le vacarme du train continue. Une minute passe. Le train commence à ralentir. La porte du passage s’ouvre, et une lumière aveuglante interrompt le duel. Les deux hommes doivent se protéger les yeux.

- François, je suis désolé...

C’est la dame, Marie. L’homme baisse sa main, déstabilisé, et regarde le mince. Celui-ci lui donne un regard menaçant. La face de l’homme se décompose d’un coup. Il détourne le regard et, sans aucun mot, contourne le mince pour fuir dans le train.

L’homme marche rapidement vers le devant du train, les mains tremblantes. En ouvrant une porte, il en prend conscience et cache ses mains dans ses poches. Il parcourt deux wagons au complet avant de s’arrêter. Le train ne bouge plus depuis un moment, ils sont en station. Les portes vont bientôt se fermer. Prenant une respiration saccadée, il regarde derrière lui. Voyant personne, l’homme trouve la porte de sortie la plus proche et sort du train.

Descendant dans la rue, l’homme aperçoit un peu plus loin en avant le mince qui marche avec la dame. Les deux sont en plein rire. L’homme les regarde et il hésite, sa face déchirée par un mélange de peur et de haine. Il sort la main droite de sa poche, observe son tremblement. Dans le froid mordant, sa main devient vite rouge. Lentement, la peur dans le visage de l’homme disparaît, laissant la place à une expression de haine pure. Exposant à son tour sa main gauche au froid de l’hiver, l’homme se met en marche rapide. Il poursuit le couple dans le froid.

Le mince n’est pas très loin devant, marchant côte-à-côte avec Marie. Elle tire sa tuque blanche vers ses oreilles et se frotte les bras.

- Il fait dont bien frette ici! Tu vis-tu loin?

- Non, c’est juste là-bas! Envoie, on se grouille!

L’homme accélère sa cadence. Chaque contact avec la neige crouté produit un craquement distinct. En avant, le couple tourne un coin de rue. L’écho de leurs pas se fait encore entendre dans le quartier vide. Concentré sur ce bruit, l’homme essaie de marcher plus vite sans glisser.

Soudainement, un cri de surprise, suivi d’un craquement différent. L’homme s’arrête.

- François…?

Le silence règne. L’homme hésite. Il passe un moment sans bouger avant de partir à la course, brisant le silence en avec ses grosses bottes. Il pose chaque pas avec force, s’imposant un rythme. Tournant le coin de rue, il aperçoit finalement la scène et s’arrête sec. Le mince est allongé sur le dos, tête en sang. La dame est à genoux à côté de lui, lèvres tremblantes. Elle ne bouge pas, yeux grands ouverts. Des larmes coulent sur ses joues.

L’homme ne bouge pas. La dame garde ses yeux sur le corps du mince. Silence. Il fait très froid. L’homme arrache ses yeux de l’accident et regarde ses mains. Ils sont devenus une couleur rouge foncé. Il les range lentement dans ses poches. Retournant son regard vers le mince, l’homme commence à reculer tranquillement. Chaque nouveau craquement de pas est plus fort que le dernier. La dame ne réagit pas. L’homme se retourne et fonce droit devant lui.

Des sanglots se font entendre au loin. L’homme ne se retourne pas. Dans le froid, son nez est devenu rouge. Il sort ses mains gelées de ses poches. Il continue à marcher, et à marcher, le froid rendu comme une partie intégrale de lui-même. Il se dirige vers un petit parc. Rendu au milieu du parc mal éclairé, et s’arrête. L’homme lève ses yeux et regarde les milliers de petits points dans le ciel. Nez coulant, il sourit.